Des groupes condamnent la manifestation devant un «restaurant juif» à Toronto

OTTAWA — Les dirigeants de deux importants groupes juifs canadiens remettent en question l’approche utilisée par la police et les procureurs de la Couronne en ce qui concerne les manifestations qui ont été condamnées pour avoir pris pour cible «un commerce juif» à Toronto ainsi qu’une conférence sur l’antisémitisme à Ottawa.

Dans des vidéos partagées sur les réseaux sociaux, on voit un groupe de manifestants, dont plusieurs brandissent des drapeaux palestiniens, rassemblés devant un «restaurant juif», où l’on pouvait entendre certains dans la foule le qualifier de «café sioniste» – faisant référence à un mouvement visant à établir, et développer une patrie juive en Israël,et appeler à son boycottage.

«Des limites ont été franchies», a déclaré lundi Michael Mostyn, PDG de l’organisation B’nai Brith Canada.

Plusieurs parlementaires ont fait écho à un sentiment similaire, notamment le député libéral fédéral montréalais Anthony Housefather, qui est juif, qui a dit qu’il était «impardonnable» d’appeler au boycottage des commerces appartenant à des Juifs.

«Ce n’est pas une expression des valeurs canadiennes. C’est de la haine pure», a-t-il dénoncé dimanche dans une déclaration publiée sur X (anciennement Twitter).

La cheffe adjointe des conservateurs à Ottawa, Melissa Lantsman, également juive, a qualifié cette manifestation d’«acte odieux d’antisémitisme».

Dans un communiqué publié lundi, la mairesse de Toronto, Olivia Chow, a déclaré que «cibler une entreprise de cette manière était une erreur». Elle ajoute que la police de Toronto avait récemment noté une augmentation des incidents haineux signalés.

La porte-parole de la police de Toronto, Stephanie Sayer, a déclaré lundi soir que la police «examinait l’incident» et a encouragé toute personne présente ou ayant des photos ou des vidéos à se manifester.

Plus tôt lundi, Mme Sayer avait déclaré qu’aucune plainte n’avait été déposée pour le moment auprès de la police au sujet de la manifestation.

Établir la limite de la criminalité 

Les services de police de tout le Canada affirment être confrontés à des craintes accrues de la part des groupes juifs et musulmans depuis le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas il y a plus de deux semaines. 

Le gouvernement fédéral affirme qu’il travaille avec la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour répondre à ces préoccupations et a appelé au calme, affirmant qu’aucune communauté, qu’elle soit juive ou musulmane, ne devrait être victime de discrimination.

De nombreux corps policiers affirment avoir accru leur présence à proximité des lieux de culte et déploient des agents pour encadrer les manifestations.

Le premier ministre Justin Trudeau a condamné le Hamas depuis que ses militants ont attaqué Israël le 7 octobre. Il  a affirmé que le groupe est une entité terroriste répertoriée et que ses militants ne sont pas des «combattants de la liberté» et ne devraient pas être célébrés comme tels.

Les combattants du Hamas ont fait irruption en Israël, tuant plus de 1400 personnes, en grande partie des civils, et prenant des otages.

Israël a répondu à l’attaque par des frappes aériennes et a imposé un blocus, ce qui a coupé la fourniture de nourriture, d’eau et d’électricité dans la bande de Gaza, un territoire palestinien de 2,3 millions d’habitants contrôlé par le Hamas et déjà soumis à de sévères restrictions de la part d’Israël et de l’Égypte.

Les agences d’aide internationale ont déclaré que la situation à Gaza constituait une crise humanitaire et que seule une poignée de camions de provisions ont été autorisés à franchir la frontière avec l’Égypte.

Ce conflit a donné lieu à des manifestations au Canada et dans le monde entier de la part de groupes soutenant les côtés israélien et palestinien.

Le professeur de criminologie Michael Kempa, de l’Université d’Ottawa, estime qu’au final, il appartient à la police de décider quel comportement franchit la limite de la criminalité.

La Charte canadienne des droits et libertés protège le droit à tenir une réunion pacifique et le droit à la liberté d’expression, mais le Code criminel interdit également de promouvoir ou d’inciter délibérément à la haine.

Mais d’après ce qu’il a vu dans la vidéo de la manifestation du week-end à Toronto, il estime que l’incident pourrait potentiellement être considéré comme un acte de méfait criminel ou d’intimidation.

«Quand vous regardez les rassemblements pro-palestiniens, même si les messages des groupes pro-palestiniens sur le terrain peuvent être jugés offensants, pénibles ou bouleversants pour de vastes pans de la population (…) le fait qu’ils soient offensants ou de mauvais goût ou considérés comme tels par un groupe de personnes ne rend pas cela illégal», a-t-il expliqué.

Comparaison au «Convoi de la liberté»

Le professeur Kempa a comparé les récents rassemblements du «convoi de la liberté» de l’année dernière à Ottawa, qui présentait parfois des images nazies et où des foules ont bloqué les rues autour de la colline du Parlement pendant trois semaines. 

Alors que certaines des personnes impliquées disaient être là pour renverser le gouvernement fédéral, d’autres protestaient contre les mesures de santé publique liées à la COVID-19, notamment l’obligation de se faire vacciner.

M. Mostyn pense que certaines des manifestations pro-palestiniennes auraient dû donner lieu à des accusations de crime haineux pour avoir utilisé des slogans contre la communauté juive.

Or, M. Kempa a souligné que le Code criminel est très spécifique lorsqu’il s’agit d’infractions liées à la haine et qu’en fin de compte, la police et les procureurs de la Couronne doivent déterminer si un incident est susceptible de conduire à un «trouble à l’ordre public».

«Ce n’est pas parce que quelqu’un dit quelque chose de haineux qu’il sera condamné», a-t-il affirmé. 

«La police doit examiner la situation et travailler avec les procureurs de la Couronne pour déterminer essentiellement : s’agit-il d’une incitation à la haine suffisamment grave pour que nous soyons susceptibles d’obtenir une condamnation devant un tribunal, ou est-ce que nous aggravons la situation si nous intervenons?»

M. Kempa a expliqué que la loi est conçue pour être appliquée de telle manière qu’elle tienne compte des intentions de l’individu, afin d’éviter de «calmer le discours».

À titre d’exemple, un slogan communément entendu et vu lors de nombreux rassemblements pro-palestiniens, même avant la plus récente guerre entre Israël et le Hamas, se traduit par: «Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre».

De nombreux membres de la communauté juive et partisans d’Israël considèrent cette déclaration comme un appel à un futur État palestinien s’étendant du fleuve Jourdain à la mer Méditerranée, qui engloberait non seulement Gaza et les territoires palestiniens occupés par Israël en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, mais aussi ce qui est aujourd’hui considéré comme l’État d’Israël.

Certains militants palestiniens y voient également un appel en faveur des droits et de la reconnaissance de leur peuple dans la région. Quelque 700 000 Palestiniens qui vivaient dans ce qu’on appelle aujourd’hui Israël ont fui ou ont été expulsés pendant les guerres qui ont suivi la partition par les Nations unies de terres qui étaient alors sous contrôle britannique en États séparés juifs et arabes, en 1947.

«Beaucoup de gens, on peut le deviner, n’ont tout simplement aucune idée de ce que signifie cette déclaration», a fait valoir M. Kempa.

«Ils ont peut-être entendu d’autres personnes le dire, ils peuvent penser que cela semble percutant et ils sont généralement en faveur des droits des Palestiniens.»

Le président-directeur général du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, Shimon Koffler Fogel, a indiqué que les récentes manifestations avaient suscité une «véritable inquiétude».

La semaine dernière, les participants à la conférence du centre au centre-ville d’Ottawa, consacrée à la lutte contre l’antisémitisme, ont dû sortir par l’arrière de la bâtisse après l’apparition d’une foule de manifestants pro-palestiniens.

Selon M. Fogel, la nature de certaines manifestations a changé par rapport à ce qu’il a vu ces dernières années.

«Cela nécessite une approche différente de la part des forces de l’ordre.»