Légalisation du cannabis : on se calme!

Il me semble plutôt surprenant que le dépôt d’un projet de loi fédéral sur la légalisation du cannabis, mettant met fin à presque cent ans d’oppression et de gaspillage, est accueilli avec inquiétude et frustration plutôt que comme une bonne nouvelle.

Je constate que la peur que semblent éprouver plusieurs de mes concitoyens à l’approche de cette légalisation est basée sur un raisonnement comme «le pot n’est pas bon, donc on devrait l’interdire». Ce n’est pas la bonne façon d’aborder la question de la pertinence de la légalisation. La réalité est que les consommateurs de cannabis existent déjà et ne vont pas apparaître soudainement suite à la légalisation. Quelle est donc la meilleure façon de gérer cela? On menace ces consommateurs de les mettre en prison, on laisse le marché dans l’économie souterraine, on gaspille des ressources pour persécuter les gens qui en produisent et en vendent et on engorge le système judiciaire avec des futilités de trafic de plantes? Ou bien on protège les consommateurs en faisant en sorte qu’ils puissent acheter des produits légalement vendus par des entreprises légitimes qui sont soumises à une règlementation sur la qualité et l’étiquetage du produit et qui paient des taxes et on retire ainsi une partie du marché au crime organisé, puis avec les revenus de taxes générés, on fait de l’éducation et de la sensibilisation sur la consommation responsable et on commence à faire de la recherche sérieuse sur l’effet du cannabis sur la santé et sur la toxicomanie – recherches qui sont pratiquement impossibles actuellement en raison de la prohibition. Ce n’est pas pour rien que des experts comme Pierre Brisson, professeur en prévention de la toxicomanie à l’Université de Sherbrooke, reconnaissent que la prohibition est un échec et qu’il est temps qu’on passe à une politique plus raisonnable envers le cannabis et ses utilisateurs (http://ici.radio-canada.ca/emissions/faut_pas_croire_tout_ce_qu_on_dit/2016-2017/chronique.asp?idChronique=433423). D’ailleurs, les directeurs de santé publique du Québec sont favorables au projet de loi du gouvernement Trudeau (http://www.ledevoir.com/societe/sante/496349/cannabis-et-sante-publique).
L’entièreté de l’argumentaire en faveur du statu quo repose sur deux prémisses fallacieuses, d’une part, parce que le pot est mauvais pour la santé, il faudrait l’interdire, et d’autre part, que de le légaliser aurait pour effet d’augmenter sa consommation. Or, il n’y a aucun lien logique à faire entre l’effet sur la santé d’une substance récréative et la pertinence de persécuter les gens qui la consomment ou la produisent. Sinon, la cigarette, l’alcool, les boissons gazeuses, la sédentarité, les jeux vidéo et la dépendance à l’automobile, par exemple, seraient autant de choses qui devraient être criminalisées. L’Institut national de santé publique du Québec lui-même indique dans son dossier sur le cannabis que "La légalisation du cannabis à des fins non médicales peut contribuer à l’amélioration de la santé publique." (https://www.inspq.qc.ca/dossiers/cannabis). L’important est de bien encadrer la distribution, la consommation et l’éducation et ce n’est pas avec la prohibition qu’on accomplit ces objectifs.
L’argument de l’augmentation de la consommation ne tient pas la route. Pensez-vous vraiment que des gens qui sont actuellement non-consommateurs se mettraient soudainement à consommer du pot après la légalisation? Si ces gens existent, ils sont sans doute très rares. Je doute aussi qu’il y ait des consommateurs actuels qui aimeraient consommer davantage, mais sont freinés par le manque d’approvisionnement. Dans tous les cas, l’augmentation de la consommation, s’il y en a une, sera seulement marginale. Les démagogues partisans de la prohibition vous diront que la légalisation envoie un "mauvais signal" comme quoi le produit serait bon pour la santé! Vraiment? Voilà encore un raisonnement tordu qui manque de logique élémentaire. Depuis quand le Code criminel est l’outil privilégié pour promouvoir les saines habitudes de vie? "Les poteux nuisent à leur santé en se droguant, mettons-les en prison!" Le gros bon sens consiste plutôt à contrôler la qualité du produit et son étiquetage, ce qui passe par la règlementation, pas la bête criminalisation! Et même si la légalisation avait pour effet d’augmenter légèrement la consommation, serait-ce une raison valable de perpétrer le statu quo? Vaux mieux un marché encadré, avec des produits proprement étiquetés qu’un free-for-all. Et si on appliquait la logique de prohibition à notre drogue favorite, l’alcool? Sûrement que de le criminaliser réduirait sa consommation! Et selon l’INSPQ encore, "La consommation d’alcool est associée à environ 200 problèmes sociaux et de santé, ce qui en fait une problématique de santé publique importante." (https://www.inspq.qc.ca/publications/2137) Qu’attendons-nous pour criminaliser ça? Ça enverrait un bon signal, non?
L’idéologie de la guerre à la drogue est fortement ancrée chez nous, une idéologie hypocrite qui accorde des statuts spéciaux à une poignée de substances récréatives, ouvrant la porte à la persécution de ses utilisateurs et qui ferme les yeux sur de nombreuses autres substances également nocives pour des raisons arbitraires. Parce que, figurez-vous, l’alcool est également une drogue, de même que la nicotine, la caféine et un paquet de médicaments vendus en pharmacie – des industries légitimes qui approvisionnent des marchés qui valent des milliards! Le saviez-vous – l’addition du cannabis à la liste de substances prohibées au Canada demeure un mystère, les raisons de son inclusion n’étant pas documentées et aucun argumentaire le concernant n’avait alimenté les débats avant la législation (http://www.cbc.ca/news/health/marijuana-was-criminalized-in-1923-but-why-1.2630436).
On fait l’autruche si on s’imagine que de laisser le marché au crime organisé (et à des indépendants inoffensifs qui doivent se cacher du crime organisé…) est une bonne stratégie de sécurité publique. De laisser un produit non contrôlé et non réglementé être vendu par n’importe qui (qui a l’audace de le faire) à n’importe qui sans discernement (les vendeurs de pots ne cartent pas les mineurs…) n’est pas non plus bonne politique de santé publique. Ce n’est pas non plus de la saine gestion de fonds publics que de gaspiller des milliards pour poursuivre des producteurs horticoles et des vendeurs de pot et détruire leurs produits et de laisser le marché dans l’économie sous-terraine. Enfin, d’opprimer des gens (dont plusieurs n’ont rien à se reprocher!) en leur volant leurs possessions, en les emprisonnant et en leur donnant un casier judiciaire, parce qu’ils ont produit ou consommé du pot, alors qu’on ne sait même pas pourquoi la plante a été criminalisée en premier lieu, est ridicule et inacceptable.
Certes, la légalisation ne viendra pas à bout du marché noir – il existe encore un marché noir pour l’alcool et la cigarette, par exemple – mais si une partie du marché était pris par des entreprises légitimes, ça ferait quand même ça de revenus en moins aux organisations criminelles. De bonnes nouvelles pour les agriculteurs aux prises avec des producteurs qui squattaient leurs champs.
Réfléchissez à la question de façon pragmatique : ne vaut-il pas mieux de se donner une chance de gérer intelligemment l’existence du pot, comme une société civilisée, et de mettre enfin un terme au gaspillage et à l’oppression qui a été le résultat de politique de prohibition depuis presque 100 ans? La prohibition était un échec et il est temps de passer aux choses constructives, c’est-à-dire arrêter de faire peur au monde avec des scénarios catastrophe qui n’arriveront pas et contribuer à mettre en place un cadre légal et règlementaire de production, distribution, consommation, d’éducation et de taxation qui favoriseront la santé des consommateurs de cannabis récréatif, ainsi que celle des finances publiques. Parce que l’oppression et le gaspillage, ça ne fait pas partie de nos valeurs non plus.
Geoffroy Ménard, agroéconomiste, Victoriaville