Mener une mission entre les roquettes et la COVID-19

Lorsqu’elle est partie en Irak pour diriger une mission de l’OTAN en novembre 2019, la major-général Jennie Carignan ne s’attendait pas à affronter des roquettes… et un coronavirus. La Valsourcienne, première femme de l’histoire à commander une force terrestre pour l’OTAN, a dû trouver l’équilibre entre ces deux menaces.

«On se faisait bombarder régulièrement, a-t-elle raconté dans une conférence virtuelle organisée par le Conseil des relations internationales de Montréal. Qu’est-ce qui est le pire aujourd’hui, la roquette ou le virus? En mars et avril, la menace des roquettes était tellement grande qu’il a fallu entrer tout le monde dans des édifices qui pouvaient nous protéger. Je n’avais pas un nombre illimité d’édifices. J’ai rentré tout le monde dans la même salle : nous étions quatre ou cinq qui dormaient dans la même chambre.»

La major-général a renvoyé des membres de ses troupes à la maison pour mieux parer aux menaces. «On a changé notre façon de fonctionner, isolé des couloirs et monté des équipes. Si un des quatre membres de l’équipe attrapait le virus, les quatre étaient isolés, ça empêche de contaminer tous les autres», ajoute celle qui aura le rôle de commandante adjointe du chef du personnel militaire à son retour au travail.

Et ces mesures ont porté leurs fruits. «Au mois de septembre 2020, on a eu des cas. Il a fallu rajuster notre posture. Il fallait constamment que je me batte contre moi-même. On n’aime pas rapporter qu’on a des cas de COVID, car on est censés être toujours opérationnels. Mais je suis allée plus large que je devais, donc ça paraissait pire que c’était, pour complètement arrêter la propagation. On a eu beaucoup de cas très rapidement, mais en un mois, on avait fait disparaître le virus. Il n’y a pas eu de cas jusqu’à ce que je parte», se réjouit celle qui a rejoint les Forces canadiennes en 1986.

La mission de l’OTAN, qui consistait à de la formation destinée aux forces de sécurité irakiennes, pouvait sembler tranquille et peu risquée. «Ce n’est pas nécessairement le cas. J’aime me préparer au pire et ça m’a bien servie, car les choses ne se sont pas déroulées comme je le pensais», convient celle qui se prépare pour cette mission depuis 33 ans, puisqu’elle y a utilisé chaque outil acquis durant ces années.

«En arrivant au mois de novembre 2019, je considérais que j’étais la personne la plus chanceuse au monde. J’avais le privilège de mener une force multinationale pour une mission très honorable, pour une bonne raison», résume-t-elle.

Moment charnière

La fin du mois de décembre a été un moment charnière dans la mission de la Valsourcienne, lorsque la relation entre les États-Unis et l’Irak s’est dégradée rapidement. «J’étais debout sur le toit de mon quartier général et je voyais la fumée monter de l’ambassade américaine, qui était juste de l’autre côté de la rue. Ce jour-là, on pouvait entendre l’air crépiter. C’était un game changer, on tombait dans une autre dynamique qui allait affecter notre mission», rapporte-t-elle.

«J’ai eu à prendre des centaines de décisions très rapidement, souvent sous des attaques. Je me rappelle d’avoir été au téléphone avec mon patron le 5 janvier. J’étais en train de recommander l’évacuation de notre quartier général à Bagdad, car la mission était devenue trop volatile. Pour moi, ça ne justifiait pas qu’on reste. Je suis restée avec une petite équipe pour garder la mission en vie. J’étais sous attaque aux roquettes ce soir-là pendant que je faisais cette recommandation à mon patron, qui entendait l’alarme au téléphone», se remémore-t-elle.

«Il n’y a pas grand-chose que je peux faire [pour savoir] où la roquette va atterrir, continue-t-elle. J’ai pris toutes les précautions pour mettre mes gens à l’abri. Tout ce qui peut être fait a été fait. Maintenant, je dois m’en remettre à la situation.»

Sa mission aurait pu être arrêtée, mais Jennie Carignan s’est «gardé de l’espace de décision». «Je n’étais pas certaine le 5 janvier si je devais recommander que la mission se termine, car le parlement irakien avait voté une résolution pour l’expulsion des forces étrangères. Personne ne savait si ça incluait les forces de l’OTAN. Je me suis gardé de l’espace de décision en ne faisant pas une recommandation qui va trop loin pour être en mesure d’explorer les possibilités. Après quelques jours, je pensais qu’on avait sauvé la mission», dit-elle, saluant l’équipe qui a travaillé avec elle.

Femmes

La pionnière des Forces armées canadiennes affirme que les femmes se battent encore beaucoup contre des stéréotypes bien ancrés. «On oublie souvent l’engagement dans le passé des femmes — surtout en Europe — qui ont été grandement impliquées dans la résistance et dans les mouvements partisans. C’étaient des combats sanglants auxquels elles ont pris part. Mais c’est comme si on avait oublié cette contribution et qu’on recommençait. Quand on tombe dans un état de paix, que les choses reviennent comme avant et que [les femmes] sont démobilisées, on oublie leur contribution», analyse-t-elle.

Les Forces armées canadiennes doivent montrer l’exemple, pense-t-elle. «J’avais beaucoup de colonels qui agissaient en tant que conseillers auprès du ministère de la Défense irakien. Il n’y a rien de mieux que de montrer l’exemple et des colonelles, j’en ai vu seulement une durant mon mandat. On en a besoin de plus. Des colonelles, ça n’apparaît pas du jour au lendemain, ça prend 20 à 25 ans pour en développer. Mais on va en arriver là éventuellement», assure la major-général, qui rappelle que «l’Irak a été le premier pays arabe à signer la Résolution des Nations unies 1325 [qui concerne le droit des femmes, la paix et la sécurité]».

La Tribune