Le Palmarès des cégeps : comment imiter les erreurs de nos voisins du Sud 

Depuis 1983, le U.S. News Weekly & World Report publie annuellement son classement des meilleures universités selon une série de critères aujourd’hui connus de tous les recteurs d’université et doyens de facultés américaines. Considérée comme des valeurs objectives et mesurables de l’excellence académique, l’augmentation de la performance des institutions au regard de cette poignée de critères a depuis tourné à l’obsession, causant quantité d’inégalités et d’injustices.

Il n’est pas non plus impertinent de comprendre les motifs de l’équipe éditoriale d’U.S. News lorsqu’elle a lancé la toute première édition de ce palmarès. En difficulté financière, c’était d’abord et avant tout pour tenter d’empêcher l’exode de son lectorat vers ses deux plus grands rivaux, Time et Newsweek. 

L’esprit de compétition que son palmarès des universités allait renforcer au sein des établissements d’enseignement supérieur est donc la conséquence d’une autre : celle que les médias sont forcés de se livrer entre eux pour leur propre survie.

Mesurer l’incommensurable

En formalisant l’utilisation de certaines données et en pondérant celles-ci les unes par rapport aux autres, l’équipe d’U.S. News a ni plus ni moins créé un algorithme mathématique capable de produire un classement comparatif des institutions. 

Toutefois, il est beaucoup plus ardu de créer une formule qui puisse apprécier une réalité aussi complexe que celle de l’expérience universitaire de dizaines de millions d’êtres humains qui, au fil de leur parcours scolaire, vivent individuellement toutes sortes d’événements de vie. 

Comme l’écrit la mathématicienne Cathy O’Neil dans Algorithmes : la bombe à retardement, il était « Impossible de mesurer ce que l’on apprenait, l’assurance acquise, le bonheur éprouvé, les amitiés nouées, ni aucun autre aspect d’une expérience estudiantine de quatre années ». 

Il fallait donc trouver ce que les statisticiens appellent des « données de substitution » quantifiables, mais qui semblent corrélées avec celles qui ne le sont pas. 

L’effet boule de neige

Le problème, c’est que les choix initiaux d’utiliser ou de délaisser un paramètre et celui de leur donner un poids moindre ou très important n’est pas un choix neutre. De plus, l’utilisation de chiffres donne une aura de crédibilité au résultat obtenu, qui à son tour fait force de loi. C’est ce que l’auteure de l’ouvrage cité précédemment appelle une boucle de rétroaction néfaste.

« Si une université était mal notée dans U.S. News, sa réputation en pâtissait, et sa situation se dégradait. Les meilleurs étudiants, de même que les meilleurs professeurs, faisaient en sorte de l’éviter. […] Elle dégringolait par suite d’autant plus bas dans le classement. La place qu’elle y occupait décidait en somme de son sort. » 

Et les cégeps? 

Près de quatre décennies plus tard, le Journal de Montréal lançait à son tour le premier Palmarès des cégeps. Loin d’avoir appris des déboires vécus par nos voisins du Sud — qui ont vu les diplômes de certaines de leurs institutions être démesurément convoités alors que d’autres institutions, tout aussi aptes à former des travailleuses et travailleurs compétents sur le marché du travail, être dédaignées par la population — le Journal propose ni plus ni moins le même calcul délétère, mais en utilisant des données de substitution différentes. 

En effet, la population est invitée à consulter la Fiche complète des établissements où sont détaillés les résultats de celui-ci par programme d’études. Nous y « apprenons » donc qu’il vaut mieux inscrire son enfant en soins infirmiers dans tel ou tel cégep alors qu’un autre est préférable pour l’éducation à l’enfance ou l’informatique. 

En pleine période d’inscriptions pour l’année scolaire 2022-2023, c’est un appel irrésistible, le doux chant d’une Sirène qui envoûterait l’âme de n’importe quel parent soucieux de la qualité de l’éducation de son enfant. 

Et pourtant, la meilleure chose que l’on puisse faire pour le bien commun — ce qui inclut nécessairement celui de nos enfants — c’est de résister à la tentation. 

Alors que le Journal s’attend à une affluence monstre sur son site Web (et par extension à des profits publicitaires gigantesques), refusons-leur nos clics. Soyons Ulysse qui se bouche les oreilles et détourne le regard des Sirènes, prêtes à l’entraîner avec elles dans les abysses de l’océan. 

Noémie Verhoef, enseignante en philosophie et présidente par intérim du Syndicat des enseignantes et des enseignants du Cégep de Victoriaville (SEECV-CSQ)