Des retrouvailles riches en création

Certains enseignants marquent les esprits à jamais. Émilie Chartier peut en témoigner, elle qui voue le plus grand respect à son prof de français de cinquième secondaire, André Bergeron, alias M. B, qu’elle a vu un jour littéralement débouler dans son studio. Depuis, elle lui a fait une dizaine de tatouages, ce qui la rend exceptionnellement fière.

«En secondaire cinq, je n’allais pas toujours à l’école, confie Émilie. Mais c’est un prof qui est venu me chercher, tout comme mes amis qui n’étaient pas fan de l’école. Avant même de l’avoir comme enseignant, on en entendait parler.» En 2006, tandis que M. B lui présente le français sous un nouveau jour, Émilie Chartier décide d’en paver sa voie. Elle se dirigera d’abord au Cégep de Victoriaville en s’inscrivant au programme de théâtre et de littérature, puis complètera un baccalauréat en littérature à l’Université de Montréal. «Il avait une façon de donner son cours qui faisait en sorte qu’on ne se sentait pas comme des cons. Il parvenait à nous intéresser, il n’avait pas peur des mots et avait une présence particulière», décrit-elle. Alors qu’elle entrevoyait cette matière comme une répétition interminable de règles de grammaire, il lui dévoile un univers où coexiste la création, l’histoire, la sociologie, la philosophie, etc.

L’enseignant retraité depuis «au moins cinq ans» explique qu’il a toujours accordé une grande place à la lecture dans ses rencontres, terme qu’il préfère à celui de cours. «La première chose que j’ai faite, c’est d’arrêter de répéter. Émilie a raison, il y a beaucoup de «rebrassage» et de révision. Mais lorsqu’on répète tout le temps, l’élève va se fier là-dessus et se mettre à répéter lui aussi. Je leur ai dit que je ne répèterais pas. Ceux qui ne m’ont pas cru, ça leur a coûté cher à la première étape», indique-t-il en riant.

Un jour, il invite sa nièce, étudiante à la maîtrise en littérature, à venir parler de sa passion et de son parcours à ses élèves. «J’ignorais qu’on pouvait étudier là-dedans», se rappelle Émilie. À la faveur de ses propres études, la jeune femme déniche un emploi dans un studio de tatouage. De fil en aiguille, elle embrassera cette carrière, mais conserve une affection particulière pour les lettres.

Piqûre

M. B ne saurait se prononcer sur le nombre de jeunes à qui il a dispensé ses enseignements au fil des ans. D’ailleurs, il ne peut préciser l’année pendant laquelle il a débuté dans la profession. Il attache peu d’importance à ces détails. Toutefois, il évalue avoir écoulé une trentaine d’années dans les écoles et mentionne qu’il atteindra bientôt 65 ans.

En 2018, il découvre par hasard que son ancienne élève, Émilie Chartier, s’adonne au tatouage. «C’était quelqu’un que j’admirais beaucoup. Elle était articulée intellectuellement. J’aimais entretenir des conversations avec elle, même si c’était difficile, car elle était très gênée. Alors, le tattoo, je me disais que ce ne devait pas être la même personne», rapporte-t-il. Curieux, il se rend à son studio, situé à Victoriaville. Une fois le pas de la porte franchi, il ne voit pas la marche qui se dresse devant lui et s’étale de tout son long. «Je me suis élancé à ses pieds, et c’était bien elle. Le fait que ce soit Émilie Chartier, ça m’a convaincu de quelque chose», raconte M. B.

L’homme se souvient des discours adressés à ses étudiants au sujet de la vacuité du tatouage et des dangers des aiguilles, notamment. Il se positionnait résolument contre cette pratique. Or, son entrée fracassante dans le commerce d’Émilie correspond à une période sombre de sa vie. «Je vivais un immensément gros chagrin, à plusieurs facettes. Je me demandais comment je pouvais faire pour sortir de là. J’en ai parlé avec Émilie et lui ai demandé de me tatouer un cœur brisé, mais pas n’importe comment. Pas un cœur que l’on mansarde. Il fallait voir que quelque chose était passé au travers. Je l’avais sous-estimée, car elle me l’a fait et c’est mon plus beau, celui avec lequel le lien affectif est le plus fort», expose M. B.

Oui, ce tatouage s’avère le premier d’une dizaine, qu’il arbore sur la poitrine pour le premier, mais principalement sur les bras pour les autres. «La première fois, j’étais mort de peur. Mais j’ai eu la piqûre, pour plusieurs raisons», dit-il. En effet, il y a certes le côté esthétique qui lui plaît, mais l’aspect psychologique de la démarche l’a charmé. D’ailleurs, il a fait fi des mises en garde contre la «cristallisation» de ses chagrins. Puis, il s’est abandonné à jeter son dévolu sur des images symboliques ou d’autres qui lui parlaient tout simplement : une plante carnivore, un coq qui porte des lunettes, Astérix et, bientôt, un tournesol… «L’image porte ce que l’on veut bien lui faire dire, mais complète très heureusement le début d’une pensée», signifie-t-il. Sa nouvelle aventure évoque pour M. B une lecture qu’il proposait à ses étudiants, «Lorsque j’étais une œuvre d’art», un roman de l’écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt. Il s’agit d’une critique du culte des apparences, procédant d’«un équilibre heureux entre l’image et la parole», constate le professeur.

Émilie ne croyait pas revoir son prof un jour. Au moment où il est tombé dans sa boutique, leurs échanges ont repris aussi naturellement qu’il y a 15 ans. Pour elle, il ne pouvait y avoir de retrouvailles plus heureuses.