Un ministère de la Santé publique pourrait-il rendre le système «plus efficace»?

MONTRÉAL — Au moment où Québec s’apprête à créer une société d’État pour séparer la gestion des orientations sous prétexte de «rendre le système de santé plus efficace», devrait-on aussi séparer le préventif du curatif en créant un ministère de la Santé publique?

Cette idée a été lancée par le Dr Yv Bonnier Viger, directeur régional de santé publique de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, dans un mémoire déposé à l’Assemblée nationale dans le cadre des consultations sur la réforme du réseau proposée par le ministre de la Santé, Christian Dubé.

Dans le document intitulé «Renforcer la santé publique», le Dr Bonnier Viger suggère de confier à ce ministère la responsabilité d’appliquer la Loi sur la santé publique, d’élaborer et d’évaluer des programmes de prévention, de coordonner les opérations des directions régionales et surtout de conseiller tous les ministères et organismes publics dans leurs actions ayant un impact sur la santé et le bien-être de la population.

Un tel ministère disposerait évidemment de son propre budget plutôt que d’être noyé dans l’immensité du ministère de la Santé ou éventuellement de la future agence Santé Québec que souhaite créer le ministre Dubé.

«Une petite entité sous-financée dans un budget immense, ça fait que quand il y a des préoccupations, cette petite partie-là n’est pas entendue», insiste en entrevue avec La Presse Canadienne le Dr Bonnier Viger, qui a été candidat de Québec solidaire lors de la plus récente élection générale.

Il cite pour preuve le rapport «Le devoir de faire autrement» déposé en janvier 2022 par la Commissaire à la santé et au bien-être. Elle y démontre clairement un définancement de la santé publique québécoise. Pendant que le reste du secteur de la santé a vu ses budgets exploser, la santé publique était dégarnie.

Évidemment, un ministère ne garantit pas un financement extravagant, mais au moins les investissements seraient transparents, observe le Dr Réjean Hébert. L’ancien ministre de la Santé dans le gouvernement du Parti québécois estime que «l’idée mérite d’être examinée».

«Est-ce que ça pourrait être pire? Je ne pense pas», poursuit le Dr Hébert, qui est aujourd’hui professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal (ESPUM). «En ce moment, on a de la misère à isoler les budgets alloués à la santé publique» dans l’immense portefeuille de la Santé et des Services sociaux.

Son collègue Olivier Jacques, professeur adjoint à l’ESPUM, n’est pas convaincu qu’un ministère serait la solution. Il concède que la santé publique est victime d’une compétition pour les ressources à l’intérieur du ministère de la Santé, mais à son avis, il est plus profitable de continuer de se servir dans les miettes du plus riche.

«Est-ce que c’est mieux de se faire voler ses ressources à partir d’une enveloppe qui croît de 5 % ou de recevoir une enveloppe qui croît de 0 % ?», s’interroge-t-il en avançant plutôt le compromis de nommer un ministre délégué à la Santé publique.

Une voix libérée

Pour être efficace, la santé publique doit avoir des ressources, mais surtout jouir de la plus grande autonomie possible et d’une totale indépendance. Or, comme on a pu le constater avec la pandémie de COVID-19, le fait d’être sous le joug des PDG de CISSS et de CIUSSS, en plus de celui du ministère de la Santé, a limité cette indépendance.

«C’est comme si on avait muselé la santé publique depuis la réforme (du ministre libéral de la Santé) Gaétan Barrette en 2015», dénonce le Dr Réjean Hébert.

Selon Yv Bonnier Viger, avoir une voix pour la santé publique au conseil des ministres permettrait de renforcer la portée des interventions et d’augmenter son pouvoir d’influence.

L’ex-directrice régionale de santé publique de l’Estrie, la Dre Mélissa Généreux, explique que l’essentiel du travail consiste à «faire des actions en communauté». Ce qui veut dire réunir les acteurs concernés autour d’un enjeu. «Ça interpelle plein de partenaires, l’éducation, l’environnement, la sécurité publique, le municipal», énumère la professeure au département de santé communautaire de la faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke.

Réjean Hébert croit même que de soulager le ministère de la Santé de cette responsabilité de prévention et de promotion lui serait bénéfique. Il pourrait alors mettre tous ses efforts sur les soins pendant que la santé publique travaillerait à réduire le recours aux soins.

«Si l’on veut vraiment donner de l’importance à la prévention dans une société qui vieillit, où il y a de plus en plus de maladies chroniques, il faut absolument être capable de prioriser ça», plaide le Dr Hébert.

«Je ne vois pas comment dans la structure actuelle et celle qui est annoncée on va pouvoir prioriser la prévention et la promotion de la santé», ajoute-t-il.

Le professeur adjoint et chercheur Olivier Jacques croit encore là qu’un ministre responsable de la Santé publique, à l’instar de celui des Services sociaux ou de celle des Aînés, permettrait d’avoir une voix forte. Cela démontrerait du même coup la volonté du gouvernement de mettre de l’avant la santé publique.

Agir de l’intérieur

Si le mirage d’un ministère peut sembler emballant à première vue, il pourrait s’avérer contre-productif, croit la Dre Mélissa Généreux qui a aussi été candidate pour Québec solidaire lors des élections de 2022.

Selon elle, la scission avec le réseau de la santé risquerait d’aliéner des partenaires importants et d’affaiblir le pouvoir de mobilisation et d’influence des experts en santé publique sur leurs collègues.

«Avec notre propre ministère, on n’a plus cette portée-là pour contaminer notre réseau de la santé en incitant les gens à instaurer une culture de promotion du bien-être, d’approche plus globale de la santé», craint-elle.

La Dre Généreux explique qu’à l’intérieur des CISSS et des CIUSSS, les différentes directions cliniques discutent à la même table. Puis, cette proximité s’observe aussi au niveau des professionnels sur le terrain. En ne faisant plus partie de la même équipe, les gens pourraient soudainement être moins disponibles ou moins ouverts à la collaboration.

Et pour boucler la boucle, la quête d’autonomie et d’indépendance de la santé publique serait-elle vraiment mieux servie par un ministère qui relève directement du gouvernement que par une agence indépendante?

À cela, le Dr Yv Bonnier Viger répond que «la responsabilité ultime de la santé publique appartient aux élus dans une société démocratique».

Le médecin hygiéniste prononce son diagnostic et propose un traitement au patient, mais c’est ce dernier qui doit prendre une décision. «En santé publique, notre patient c’est la population et la population prend sa décision à travers ses élus», résume-t-il en souhaitant avoir semé une graine pour que les gens y réfléchissent.

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