Médicaments pour enfants: le Canada à la traîne

MONTRÉAL — Le Canada accuse un retard considérable par rapport aux États-Unis et à l’Europe quand vient le temps de contraindre les sociétés pharmaceutiques à fournir des formulations pédiatriques de certains médicaments et les données de sécurité pertinentes, déplorent des chercheurs dans un commentaire publié par le Journal de l’Association médicale canadienne.

En l’absence de formulations adaptées aux besoins des enfants, les médicaments pour adultes doivent être modifiés, à l’hôpital ou à la maison, avant d’être administrés aux petits patients, ce qui n’est pas sans risque.

Les auteurs estiment qu’entre 50 % et 80 % des médicaments qui sont prescrits aux enfants canadiens le sont de manière «non conforme», à savoir qu’ils dérogent de la dose, de l’âge, de la voie d’administration, de la formulation ou de l’indication décrits dans la monographie du produit.

Pourtant, une étude réalisée récemment dans un hôpital pédiatrique canadien a constaté que des formulations pédiatriques sont disponibles commercialement en Europe et aux États-Unis pour environ la moitié des médicaments qui sont modifiés le plus fréquemment.

«Je sais que c’est cliché de dire ça, mais les enfants ne sont pas des adultes miniatures, a lancé l’auteure principale du commentaire, la docteure Catherine Litalien, qui est la directrice médicale et scientifique du Centre de formulation pédiatrique de la Famille Rosalind & Morris Goodman du CHU Ste-Justine.

«Les enfants subissent toutes sortes de changements développementaux pendant l’enfance qui font en sorte que la façon dont ils vont prendre en charge le médicament et la façon dont le médicament va agir sur eux va varier par rapport à l’adulte. (Et puis), un enfant d’un an n’a pas la capacité d’avaler des comprimés adultes. Il y a un risque d’étouffement.»

En Europe et aux États-Unis, expliquent les auteurs, une société pharmaceutique qui demande l’homologation d’une nouvelle molécule doit fournir une formulation et des données aussi bien pour les adultes que pour les enfants, faute de quoi les agences réglementaires refusent d’examiner le dossier.

Ces juridictions prolongent aussi de six mois le brevet qui protège les médicaments qui ont également été étudiés chez les enfants ― l’approche de la «carotte et du bâton», a dit le docteur Michael Rieder, le titulaire de la Chaire IRSC-GSK en pharmacologie clinique pédiatrique à l’Université Western.

«Les Américains ont fait avancer les choses, a-t-il dit. Puis les Européens, qui sont des gens intelligents, ont trouvé que c’était une bonne idée et ils ont fait la même chose.»

Au Canada, Santé Canada se contente pour le moment d’une formulation et de données pour les adultes, «et ce, même si la même médication est offerte pour une utilisation pédiatrique ou fournie en formulation pédiatrique dans d’autres juridictions», peut-on lire dans le JAMC.

Les Européens et les Américains auraient conséquemment approuvé deux fois plus de nouveaux médicaments pédiatriques que le Canada entre 2007 et 2015.

«Force est de constater que nous accusons un retard qui est non négligeable, voire significatif, parce qu’à l’heure actuelle, il n’y a pas vraiment de réglementation pédiatrique au Canada pour ce qui est de l’approbation des médicaments, a dit la docteure Litalien. Il n’y a aucune obligation, comme c’est le cas aux États-Unis et en Europe, pour une compagnie pharmaceutique (…) de soumettre des données pédiatriques si un usage pédiatrique est anticipé.»

Multiples exemples

Les exemples de médicaments dont l’utilisation est autorisée pour les petits Américains et les petits Européens, mais pas les petits Canadiens, et pour lesquels une formulation pédiatrique est disponible dans ces juridictions, mais pas au Canada, sont nombreux.

Le levetiracetam, un médicament utilisé pour traiter l’épilepsie, est fréquemment prescrit aux enfants. Son utilisation pédiatrique est autorisée ― et une formulation pédiatrique est disponible ― au Canada seulement depuis 2019, soit 14 ans après les États-Unis et l’Europe.

Des injections intraveineuses d’abatacept pour soigner la polyarthrite rhumatoïde chez les adultes et les enfants ont été autorisées au Canada en 2006 et 2008, respectivement; la formulation sous-cutanée est approuvée pour les adultes depuis 2013.

Mais aux États-Unis et en Europe, l’injection sous-cutanée est approuvée depuis quelques années déjà. Les enfants canadiens doivent donc continuer à subir des injections intraveineuses de cette molécule, puisque les injections sous-cutanées ne sont pas autorisées au pays.

Les États-Unis et l’Europe autorisent l’utilisation de comprimés de sofosbuvir pour soigner l’hépatite C chez les enfants de 12 ans et plus depuis 2017, et chez les enfants de trois ans et plus depuis 2020. Une formulation pédiatrique y est aussi disponible. Au Canada, la monographie du produit stipule toujours que son innocuité et son efficacité n’ont pas été établies chez les enfants.

«Encore aujourd’hui, on est en train d’écraser des comprimés adultes, nos pharmaciens de suspendre ça dans un sirop simple pour pouvoir l’administrer aux enfants, alors que juste en bas de la frontière, il y a une solution commerciale disponible, avec tous les avantages que quelque chose de commercialement disponible peut représenter», a déploré la docteure Litalien.

L’absence d’une autorisation pour une utilisation pédiatrique complique aussi grandement le remboursement du médicament, que ce soit par le régime public ou par un assureur privé, a-t-elle ajouté.

Solutions

Santé Canada est à revoir ses règles en profondeur et le moment est bien choisi pour s’intéresser au dossier des médicaments pédiatriques, font valoir les signataires du commentaire.

«La réforme actuelle de Santé Canada pour créer un système plus agile est une occasion sans précédent d’assurer que les enfants du Canada ont le même accès aux nouveaux médicaments et aux formulations pédiatriques que ceux d’autres pays», écrivent-ils.

Les docteurs Litalien et Rieder demandent à Santé Canada de démontrer la même flexibilité que celle dont elle a fait preuve pour réagir à la pandémie de COVID-19.

Ils souhaitent notamment que l’agence fédérale mette en place une «règle pédiatrique» qui la verrait, par exemple, accepter les données pédiatriques présentées par la société pharmaceutique aux États-Unis ou en Europe, pour lui éviter d’avoir à refaire tout le travail.

Santé Canada pourrait aussi permettre la commercialisation de certains médicaments, lorsque le besoin le justifie, en se fiant aux autorisations octroyées aux États-Unis et en Europe.

«Ce serait la carotte canadienne, a dit le docteur Rieder. Pas besoin de réinventer la roue. On pourrait simplement se fier à ce que font les Américains et les Européens.»

Santé Canada semble bien saisir ce que lui demandent les experts, a assuré la docteure Litalien, mais aucun geste spécifique n’a encore été posé en ce sens. Le docteur Rieder y voit une conséquence de la succession rapide de gouvernements à Ottawa au cours des dernières années, et il espère que la stabilité qui semble s’annoncer pour quelques années permettra de réaliser des progrès.

«Santé Canada nous parle et nous écoute, a dit la docteure Litalien. Ils nous ont montré qu’ils peuvent être originaux. Ils l’ont fait pendant la COVID. Nous demandons simplement que les enfants canadiens aient droit aux mêmes normes que les adultes et que nous apprenions des pays pairs.»