Deux ex-patrons du SCRS se prononcent sur les «menaces à la sécurité du Canada»

OTTAWA — L’interprétation du Service canadien du renseignement de sécurité de ce qui constitue une «menace à la sécurité du Canada» n’est pas pertinente lorsque le gouvernement décide d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, ont soutenu mercredi à la commission Rouleau deux ex-directeurs de l’agence d’espionnage.

Ward Elcock, qui a dirigé le SCRS de 1994 à 2004, et Richard Fadden, qui a été directeur entre 2009 et 2013, ont tous deux soutenu mercredi à la Commission sur l’état d’urgence que toute référence à la Loi sur le SCRS devrait être entièrement supprimée de la Loi sur les mesures d’urgence.

La Commission sur l’état d’urgence, présidée par le juge Paul Rouleau, doit déterminer si le gouvernement fédéral était justifié d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, en février, lors de la manifestation du «convoi de la liberté». La commission a aussi pour mandat de formuler des recommandations afin de moderniser la Loi sur les mesures d’urgence, une loi d’exception qui, depuis sa mise en vigueur en 1988, n’avait jamais été invoquée jusque-là.

La Loi sur les mesures d’urgence renvoie à la Loi sur le SCRS lorsque vient le temps de définir ce qui constitue des «menaces envers la sécurité du Canada», l’une des exigences pour que le gouvernement déclare l’état d’urgence.

Ces menaces comprennent notamment l’espionnage ou le sabotage visant des intérêts du Canada, l’ingérence étrangère, les actes de violence grave contre des personnes ou des biens à des fins politiques, religieuses ou idéologiques, ou des actes qui visent à renverser le gouvernement canadien par la violence.

Cette définition exclut par ailleurs de façon spécifique «les activités licites de défense d’une cause, de protestation ou de manifestation d’un désaccord», à moins que ces activités légales n’aient un lien avec l’une des activités qui constituent une menace.

Au cours de six semaines d’audiences publiques, la commission Rouleau a appris que le SCRS ne croyait pas que les manifestations qui bloquaient le centre-ville d’Ottawa et des passages frontaliers atteignaient le seuil de «menace pour la sécurité du Canada» — du moins dans le contexte de ses propres activités de renseignement.

Une définition dans la loi même

L’ex-directeur Elcock a expliqué mercredi que lorsqu’il s’agit de décider de déclarer ou non l’état d’urgence nationale, le SCRS, à titre d’agence de renseignement, ne devrait pas du tout interpréter cette définition comme le ferait le cabinet. Il a soutenu que le SCRS doit plutôt interpréter cette définition en fonction des limites à ses activités en tant que service national de renseignement. 

«Rien là-dedans n’est pertinent pour les discussions du cabinet ou pour les questions qu’un cabinet pourrait débattre», a-t-il déclaré mercredi à la commission, lors de la table ronde du matin sur «les urgences en matière de sécurité nationale et les états d’urgence».

L’ex-directeur Fadden, de son côté, a ajouté que la définition du SCRS est, à juste titre, très étroite et très précise. «Ce que cela a à voir avec la déclaration d’un état d’urgence m’échappe complètement», a-t-il soutenu.

Les deux ex-directeurs du SCRS ont fait valoir que le gouvernement devrait redéfinir les «menaces à la sécurité nationale» dans le texte même de la Loi sur les mesures d’urgence, et non s’en remettre à la définition contenue dans la Loi sur le SCRS. Ottawa pourrait élargir cette définition pour inclure les menaces à l’économie et même les menaces posées par le changement climatique, ont-ils dit.

Cette définition de «menace à la sécurité nationale» dans la Loi sur les mesures d’urgence est devenue centrale dans les travaux de la commission Rouleau pour déterminer si le gouvernement fédéral était justifié d’invoquer cette loi afin de faire face à des manifestants. 

«Le seuil n’a pas été atteint»

La professeure Leah West, experte en droit de la sécurité nationale à l’Université Carleton et ancienne avocate du ministère de la Justice pour le SCRS, a soutenu mercredi devant la commission que les manifestations n’avaient pas atteint le seuil prévu par la loi.

«Nous devrions nous demander si des manifestations illégales et même violentes donneraient généralement lieu à ce que nous appelons une ‘menace à la sécurité nationale’ en vertu de la loi dans ce pays? Avons-nous qualifié les manifestations du G8 et du G20 à Toronto de menaces à la sécurité nationale ou terroristes?», s’est-elle interrogée tout haut. 

«De même, nous n’avons jamais qualifié de terrorisme les blocages et autres moyens non violents, mais illégaux, d’obstruction d’infrastructures critiques.»

Les experts au sein de cette table ronde ont déclaré à la commission que les politiciens ne prennent généralement pas assez au sérieux la sécurité nationale. Un manque de volonté politique empêche une bonne coordination à l’échelle du système du partage de renseignements entre les agences, a souligné M. Fadden, qui a également été conseiller à la sécurité nationale du premier ministre entre 2015 et 2016.

«J’ai commencé à travailler dans ce domaine sous Jean Chrétien, à qui on demandait à hauts cris d’agir après le 11-septembre, parce que ses priorités étaient sociales et économiques, ce n’était pas la sécurité nationale», a raconté M. Fadden.

«(Les priorités de) M. Harper étaient plus économiques, elles n’étaient pas liées à la sécurité nationale, même s’il devait s’occuper de l’Afghanistan. Et je pense qu’il est juste de dire que M. Trudeau est devenu premier ministre sans s’attendre à devoir passer beaucoup de temps, d’argent et d’efforts sur la sécurité nationale.»

M. Fadden a imploré le commissaire Rouleau de persuader le gouvernement que les événements de l’hiver dernier ne seront probablement pas uniques, qu’il y aura plus d’événements perturbateurs au niveau national et international, et que les responsables doivent accepter que la sécurité nationale est importante.

Dans le cadre de la «phase politique» de son enquête, la commission entend cette semaine des dizaines de témoins experts sur des sujets comme la désinformation, les pouvoirs de la police et les limites au droit constitutionnel de réunion pacifique. 

Le commissaire Rouleau n’a que jusqu’au 20 février pour remettre ses conclusions au gouvernement fédéral.