Comment le Canada fait-il face aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement?

OTTAWA — La ministre des Finances, Chrystia Freeland, a de nombreuses raisons de perdre le sommeil.

La flambée du coût de la vie fait que les Canadiens font la queue dans les banques alimentaires. Les libéraux fédéraux anticipent une possible récession. Et Mme Freeland est personnellement liée à des gens vivant un peu partout en Ukraine, pays déchiré par la guerre.

Mais en avril, la ministre des Finances a déclaré qu’elle avait un autre problème imminent à l’esprit.

«Si vous deviez demander ce qui m’empêche de dormir la nuit, je dirais: l’approche zéro COVID de la Chine et les confinements très sévères que nous voyons en ce moment», a indiqué Mme Freeland lors d’un événement organisé par la Chambre de commerce du Canada. 

Si les règles strictes de Pékin en matière de COVID-19 et les fermetures d’usines l’ont le plus inquiétée, c’est parce que ces mesures, plus que toute autre chose, allaient certainement causer des ravages dans les chaînes d’approvisionnement sur lesquelles le Canada compte pour maintenir son économie en marche.

En juillet, le Canada a évité ce qui aurait potentiellement pu être un coup encore plus dur lorsque les États-Unis ont élargi une politique qui aurait considérablement favorisé la vente de véhicules électriques fabriqués aux États-Unis. Washington a finalement inclus ses partenaires de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique.

Pourtant, les autres problèmes demeurent.

Huit mois après les commentaires de Mme Freeland, la Chine commence seulement à assouplir sa politique de confinement sévère au milieu du tollé de citoyens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a cessé de faire grimper les prix mondiaux des matières premières.

Le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau tente désormais de trouver un équilibre délicat dans la gestion des chaînes d’approvisionnement du Canada, en essayant de renforcer le commerce avec des pays aux valeurs similaires tout en profitant de la croissance ininterrompue de la Chine.

«Pour le moins qu’on puisse dire, il y a un peu de lumière entre les deux perspectives», a déclaré Michael Manulak, professeur de l’École des affaires internationales Norman Paterson à l’Université Carleton. 

Les chaînes d’approvisionnement se sont déréglées depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré que la COVID-19 était une pandémie en mars 2020. Des conteneurs d’expédition ont été détournés pour des fournitures médicales ou sont restés inutilisés dans des ports éloignés. Et dans le chaos qui en a résulté, les Canadiens ont vu une multitude d’effets : une pénurie de semi-conducteurs, une pénurie de voitures de location, une hausse des prix du bois.

Détourner le commerce de la Chine vers des alliés

Une analyse de Statistique Canada en septembre a révélé que les entreprises ne se sont pas encore complètement ajustées, les fabricants signalant que les matières premières coûtent un cinquième de plus cet été que l’année précédente. 

«Les entreprises s’attendent à ce que les problèmes de chaîne d’approvisionnement se poursuivent à court terme, en particulier lors de l’acquisition d’intrants, de produits ou de fournitures au niveau national et à l’international, et du maintien des niveaux de stocks», indique le rapport de l’agence.

Mark Warner, un avocat spécialisé dans les questions commerciales au Canada et aux États-Unis, a déclaré que le principal facteur était les politiques de confinement de Pékin, car de nombreux produits nord-américains sont assemblés à l’aide de pièces fabriquées en Chine.

«Cela vient toujours de la Chine, donc quand ils ralentissent, ou quand ils ferment une ville ou une usine à cause de la COVID, cela affecte le monde», a-t-il expliqué. 

En guise de contrepartie, les ministres libéraux ont déclaré lors de leurs visites à Washington qu’ils souhaitaient imiter l’approche américaine du «friend-shoring» (ou économie d’affinité), qui consiste à détourner le commerce de la Chine vers des alliés comme la Corée du Sud et des marchés en croissance en Asie du Sud-Est.

«Les démocraties doivent faire un effort conscient pour construire nos chaînes d’approvisionnement à travers les économies des autres», a soutenu Mme Freeland dans un discours en octobre.

«Le  »friend-shoring » est une opportunité historique (…) il peut rendre nos économies plus résilientes, nos chaînes d’approvisionnement fidèles à nos principes les plus profondément ancrés.»

Plus tard ce mois-là, le ministre de l’Industrie François-Philippe Champagne a fait un commentaire similaire.

«Ce que nous voulons, c’est certainement un découplage, certainement de la Chine et je dirais d’autres régimes dans le monde qui ne partagent pas les mêmes valeurs», a-t-il déclaré à un panel.

«Les gens veulent faire du commerce avec des gens qui, vraiment, partagent les mêmes valeurs.»

Mais Me Warner a dit que l’idée serait difficile à mettre en œuvre.

Les grandes démocraties telles que l’Inde ne sont pas à la hauteur de l’infrastructure et du cadre réglementaire de la Chine, a-t-il fait valoir. Et les entreprises appartenant à des Chinois opèrent dans le monde entier, y compris en Asie du Sud-Est, où le Canada négocie de multiples accords commerciaux en guise de contrepoids à Pékin.

«Je ne suis pas convaincu que l’autocratie ou la non-autocratie sera le moteur des changements de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agira de savoir sur qui nous pensons pouvoir compter», a déclaré Me Warner.

L’argumentaire d’Ottawa pour l’économie d’affinité va au-delà de ce que les Canadiens importent. Et le fait d’améliorer ses exportations pourrait aider le Canada à éviter d’autres problèmes épineux liés à la chaîne d’approvisionnement.

Chef de file pour les véhicules électriques 

Les libéraux veulent faire du Canada une plaque tournante pour les pièces de véhicules électriques, en faisant valoir que le pays peut extraire du lithium, du cobalt et du graphite de manière aussi fiable que des pays dont le bilan en matière d’environnement et de droits de la personne est moins reluisant.

Le Canada a déjà un accès facile au nickel, mais les examens environnementaux et les consultations auprès des communautés autochtones peuvent bloquer l’accès à d’autres minéraux critiques, un défi auquel Ottawa commence seulement à s’attaquer.

Cela fait en sorte que des entreprises importent des minerais tels que le cobalt du Congo, malgré les violations connues des droits de la personne qui se produisent dans les mines du pays.

Des groupes d’entreprises ont formulé des critiques similaires à propos du gaz naturel liquéfié, pour lequel le Japon et la Corée du Sud ont un appétit vorace. Malgré ce potentiel, un seul terminal d’exportation est prévu pour l’exploitation sur la côte ouest.

La stratégie indo-pacifique du gouvernement, lancée le mois dernier, fait allusion à la nécessité d’améliorer les chaînes d’approvisionnement en appelant à des améliorations majeures des infrastructures maritimes, des ports, des aéroports ainsi que des infrastructures routières et ferroviaires du Canada, augmentant ainsi la capacité, la fluidité et l’efficacité commerciale nationale.

Mais il n’y a pas d’objectifs clairs.

«Une partie de la rhétorique du gouvernement dans cet espace a dépassé la réalité, a affirmé Me Warner. Nous devons attendre et voir dans quelle mesure le Canada est capable d’obtenir les permis.»

La stratégie indique que le Canada doit être «lucide» à propos de la Chine, et mettre une somme d’argent pour encadrer des domaines de collaboration et éviter de couper tous les liens, les libéraux faisant valoir qu’un portefeuille commercial équilibré pourrait aider à contrôler les effets de l’inflation.

Selon Michael Manulak, la diversification du commerce en Asie pourrait aider les relations du Canada avec les États-Unis, qui ont une importance capitale dans les chaînes d’approvisionnement transfrontalières, alors que le gouvernement vise à soutenir les industries en croissance telles que la fabrication de véhicules électriques. 

«Le Canada est en fait plus utile aux États-Unis en tant qu’allié et partenaire – et a le plus de poids dans ses relations avec les États-Unis – lorsque nous avons un ensemble de relations bien développé auquel nous pouvons faire appel», a expliqué M. Manulak, en particulier avec des pays qui sont plus en désaccord avec les Américains.

«C’est ce qui, à plus long terme, fait de nous un acteur plus pertinent et plus influent à Washington.»