Cinq premiers ministres pressent Carney à ne pas limiter la disposition de dérogation
OTTAWA — Cinq premiers ministres affirment que le récent appel d’Ottawa à restreindre la disposition de dérogation fait «complètement fi du compromis» constitutionnel ayant permis l’adoption de la Charte des droits et libertés.
La disposition de dérogation de la Constitution confère aux assemblées législatives provinciales le pouvoir d’adopter des lois qui dérogent de fait aux dispositions de la Charte, mais seulement pour une période de cinq ans.
Dans un mémoire déposé devant la Cour suprême du Canada dans le cadre d’une affaire portant sur la loi québécoise sur la laïcité, Ottawa soutient que les limites constitutionnelles de la disposition de dérogation empêchent son utilisation pour déformer ou supprimer les droits et libertés garantis par la Charte.
Le mémoire fédéral affirme que le «caractère temporaire» de la disposition de dérogation confirme qu’elle ne peut être utilisée pour causer une «atteinte irréparable» aux droits garantis par la Charte.
Il ajoute que, puisqu’une telle utilisation équivaudrait à «modifier indirectement la Constitution», il s’ensuit que les tribunaux doivent conserver leur compétence pour décider si l’utilisation de la disposition par une assemblée législative viole cette limite.
Dans une lettre envoyée mardi au premier ministre Mark Carney, les premiers ministres de l’Ontario, du Québec, de l’Alberta, de la Saskatchewan et de la Nouvelle-Écosse demandent au gouvernement fédéral de reconsidérer son approche et de retirer immédiatement son argumentaire juridique écrit.
La lettre indique que l’argumentaire fédéral vise à proposer de nouvelles limites à la capacité des assemblées législatives démocratiquement élues d’utiliser la disposition de dérogation – aussi appelée clause nonobstant.
La soumission d’Ottawa «propose également une norme juridique imprécise et inapplicable, sans fondement dans le texte de la Constitution», indique la lettre.
«En termes clairs, les arguments avancés par le gouvernement fédéral font complètement fi du compromis constitutionnel ayant permis l’adoption de la Charte», est-il ajouté.
Les ministres soutiennent que ces arguments menacent l’unité nationale en cherchant à miner la souveraineté des assemblées législatives provinciales, «une préoccupation que nous porterons à l’attention du Conseil de la fédération, compte tenu des implications fondamentales pour le fédéralisme canadien».
«En effet, la position du gouvernement fédéral s’apparente à une attaque directe contre les principes constitutionnels fondamentaux du fédéralisme et de la démocratie», est-il précisé dans la lettre.
Le procureur général du Québec est l’intimé dans l’affaire portée devant la Cour suprême, et les procureurs généraux du Canada, de l’Ontario, du Manitoba, de la Colombie-Britannique, de la Saskatchewan et de l’Alberta agissent à titre d’intervenants.
Dans une déclaration du 18 septembre concernant l’intervention fédérale, le ministre de la Justice, Sean Fraser, qui est également procureur général du Canada, a avancé que l’affaire ne se limite pas aux questions immédiates devant la Cour.
«La décision de la Cour suprême déterminera la manière dont les gouvernements fédéral et provinciaux pourraient invoquer la disposition de dérogation dans les années à venir», a-t-il déclaré.
Dans son mémoire à la Cour suprême dans cette affaire, le gouvernement de l’Ontario affirme que la disposition de dérogation est «fondamentalement importante pour la démocratie constitutionnelle canadienne».
Cette clause préserve la capacité des représentants démocratiquement élus de décider que certaines lois sont suffisamment importantes pour l’intérêt public pour s’appliquer malgré certaines dispositions de la Charte pendant une période limitée, précise le mémoire.
L’Ontario soutient également que la disposition de dérogation ne constitue pas «un défaut pouvant être corrigé ou atténué par une réinterprétation judiciaire».
S’adressant aux journalistes le mois dernier, Doug Ford a montré du doigt MM. Fraser et Carney, dénonçant la position fédérale.
Le premier ministre ontarien estime qu’il s’agit de la «pire» décision jamais prise par Mark Carney, ajoutant qu’elle «serait un désastre absolu».
Doug Ford, dont le gouvernement progressiste-conservateur a eu recours à la disposition de dérogation à plusieurs reprises, a souligné que les législatures sont suprêmes, «et non des juges statuant sur des questions qui ne devraient même pas être portées devant les tribunaux».
