Déchétarisme organisé par des cégépiens à Victoriaville

Depuis l’an dernier, des étudiants du Cégep de Victoriaville s’adonnent à cette activité connue sous le nom de dumpster diving, que l’on traduit en français par déchétarisme ou encore glanage alimentaire pour désigner l’action de fouiller dans les poubelles des magasins, des épiceries et des restaurants pour récupérer des aliments toujours bons pour la consommation.

Pascal Boucher, un étudiant de deuxième année à l’Institut national d’agriculture biologique (INAB) dans le profil production fruitière biologique, est l’instigateur du projet appelé Cuisine anti-gaspi. Il raconte qu’au départ, quelques élèves, au gré des discussions, ont convenu d’expérimenter le déchétarisme le temps d’une soirée. Mais rien de trop organisé, se souvient-il. « Dans cette tournée complètement amateur, on faisait juste aller un peu à gauche, à droite, un peu comme une chasse aux champignons, et on se rendait derrière les commerces. »

Pour cette première expérience, les participants voulaient voir un peu partout s’il était possible de collecter. « Ça a eu l’effet d’un éveil pour certains d’entre eux », note-t-il.

Les élèves ont constaté l’énorme gaspillage, tellement la quantité d’aliments impressionne.  « On aurait pu ouvrir un restaurant, image-t-il. Ça n’a pas de sens. On s’est demandé ce qu’on pouvait faire. » De cette première virée, une initiative est née pour en faire profiter la communauté collégiale confrontée à un contexte économique difficile. « Il y a une réalité en ce moment de pauvreté étudiante, avec l’inflation, la hausse du coût de l’épicerie et la situation des logements », constate Pascal Boucher.

Ainsi, à la suite des activités de dumpster diving et de la transformation des aliments recueillis que les participants ont ramenés à leur domicile, les plats qu’ils ont cuisinés sont ensuite distribués aux cégépiens. On remplit les deux réfrigérateurs, l’un au pavillon central du Cégep et l’autre à l’INAB. Et on effectue à l’occasion des événements publics de sensibilisation au cours desquels on distribue la nourriture.

Un groupe organisé

S’ils étaient à peine une poignée d’étudiants l’an passé, le groupe compte maintenant 30 membres. Il s’est même doté d’un code d’éthique afin d’opérer dans les règles de l’art. Le déchétarisme doit se faire discrètement sans laisser de trace. « On ne perce jamais les sacs pour ne pas salir, explique Pascal Boucher. On ouvre les sacs pour ensuite bien les refermer. On ne veut rien laisser traîner. Un peu comme si on faisait du camping sauvage. Le but c’est que ce soit aussi propre qu’à notre arrivée et faire en sorte que les commerçants ne remarquent pas notre passage. »

Parce qu’on ne demande pas la permission aux commerçants. « Les propriétaires souvent sont réticents, souligne Éliane Côté, étudiante en deuxième année dans le même programme que Pascal. Peut-être par peur de représailles,  par ce qui peut arriver en cas d’intoxication. D’où notre action discrète. »

« On procède tard le soir, c’est très discret, on tente de ne pas se faire voir. On a des stratégies, à savoir où stationner le véhicule pour ne pas se faire remarquer, explique Pascal Boucher. Il est arrivé qu’on tombe sur un employé. On lui explique la démarche. Dans la plupart des cas, ça se passe bien. »

L’action peut parfois occasionner un certain stress. Comme la fois où Pascal s’est fait surprendre par des policiers. « Ils sont venus me voir parce que la pratique n’est pas très connue. Je leur ai expliqué que nous récoltons ce qui est encore bon. Quand ça arrive, oui, tu es un peu sur les nerfs, tu te demandes ce qui va arriver, mais c’est légal comme activité », assure-t-il.

Le groupe a convenu d’une façon de faire. Des équipes de quatre à six membres ont été formées. Chaque équipe, tout au long de l’année, a une semaine attitrée au cours de laquelle elle est responsable de la collecte, de la transformation des aliments et de la distribution hebdomadaire dans les frigos. Les collectes se tiennent une fois par semaine. « On fait une ronde assez établie, les gens savent où ils vont. Nous avons un fichier nous indiquant les endroits, des trucs aussi et les meilleures journées pour récolter », précise Pascal Boucher.

À chaque récolte, des photos sont prises. « Ça permet d’avoir un aperçu de l’ampleur de la récolte et de la montrer sur les médias sociaux pour sensibiliser », signale Éliane Côté. Sensibiliser par le visuel fait partie de la démarche de sensibiliser : montrer ce qui est gaspillé. En une seule soirée de récolte, le groupe est en mesure de nourrir une bonne dizaine de personnes pour la semaine.

Actif sur les réseaux sociaux, le groupe communique avec la communauté collégiale, non seulement pour l’informer du moment de la distribution, mais aussi pour partager des statistiques et des articles sur le gaspillage.

Pour mener à bien sa mission, Cuisine anti-gaspi a obtenu une bourse de 500 $ provenant d’un budget réservé aux initiatives en développement durable du Cégep. « Parce qu’on a su s’organiser, on a été en mesure de toucher cette bourse qui nous a permis de nous équiper d’une petite cuisine ambulante, de faire l’achat d’ingrédients comme des huiles et épices. Ce qui fait qu’on est capable de faire du prêt-à-manger, de garantir la salubrité des aliments. Le prêt à manger est vraiment très populaire auprès de la population étudiante », observe Pascal Boucher.

Le groupe dépose aussi en vrac des aliments, comme des fruits et légumes qui ont fière allure. « Quand on voit que l’aliment a encore une belle apparence, on le laisse ainsi. Les aliments moins beaux, on les transforme, car on sait qu’ils resteront sur la tablette », indique l’initiateur du projet.

Distribution publique

À ce jour, deux événements publics ont été tenus au pavillon central du Cégep, l’un ce mois-ci et le précédent en mars 2022. « Pour ce faire, on accumule des récoltes d’avance que l’on congèle en planification de ces événements. La journée précédente, on fait une activité de cuisine collective en utilisant l’installation de la cuisine commune de la résidence étudiante. Tout le monde peut participer à la grande transformation », souligne Éliane Côté.

Il en ressort des plats délicieux : chili, potage, biscuits aux patates, sauce tomate, entre autres. « En même temps, ça nous permet d’échanger avec les gens, de les informer sur le gaspillage alimentaire et sur nos actions. Ça rassemble les gens », fait remarquer Éliane. « La distribution de repas publique, renchérit Pascal, c’est une manière d’attirer les gens pour qu’on puisse leur expliquer la démarche et nos motivations. C’est plus fort comme sensibilisation que juste rendre disponible la bouffe dans les frigos. »

L’expérience de Cuisine anti-gaspi démontre qu’elle répond à un besoin. « Généralement, en 24 heures, tout s’est envolé. On est incapable de fournir, mais on pourrait, je pense, effectuer quatre distributions par semaine », estime le futur maraîcher.

Imiter la France?

Les membres de l’organisation sont satisfaits de ce qu’ils réussissent à faire, entre la fin d’octobre et le mois d’avril, alors que la température permet une meilleure conservation des aliments. « Ce qu’on fait, c’est bien, mais c’est nettement insuffisant. Il faut que dans cinq ans, Cuisine anti-gaspi n’existe plus. Une politique nationale est nécessaire », fait valoir Pascal Boucher.

Un peu, dit-il, comme le fait la France avec un cadre réglementaire qui oblige les supermarchés, en fonction de leur superficie, à conclure des ententes avec les banques alimentaires. Le jeune homme déplore le laisser-aller qui a cours au Québec, tout se désolant de constater que le Canada figurerait comme chef de file en gaspillage alimentaire. « On gaspille plus par habitant que les Américains », dénote-t-il, tout en précisant qu’il y a un coût environnemental à la production de toute cette nourriture vouée à la poubelle.

Un suivi rigoureux des produits frais devrait être mis de l’avant, propose Éliane Côté estimant qu’il y a un manque à cet effet.

L’étudiant derrière Cuisine anti-gaspi considère aussi que le gouvernement de la CAQ fait fausse route en autosuffisance alimentaire en développant et électrifiant les serres.

Il suggère plutôt d’investir dans les fermes pour qu’elles puissent transformer les fruits et légumes qui se perdent dans les champs. « On atteindrait une forme d’autosuffisance qui serait à un coût énergétique et environnemental beaucoup plus réduit. S’il mettait en place un programme de cuisine ambulante de ferme en ferme pour les assister dans la transformation, la ferme serait gagnante, croit-il. Cela lui ferait un produit de plus et ça amènerait de la nourriture québécoise de plus sur les tablettes. »