Logement pour les travailleurs temporaires agricoles : tension autour de nouvelles normes

Ottawa songe à interdire les lits superposés dans les logements des travailleurs étrangers agricoles.

Ottawa tergiverse sur l’interdiction des lits superposés dans les logements des travailleurs étrangers agricoles. Le rehaussement de cette norme, et des autres en matière de logement, coûtera cher et les producteurs auront besoin de soutien, avertit l’Association des producteurs maraîchers du Québec.

Depuis 1981, ce type de lits est prohibé au Québec dans des types de logements similaires, dans des campements forestiers ou miniers par exemple, mais pas dans les logements de ces travailleurs.

Après des mois de consultations, le ministère de l’Emploi et du Développement social (EDSC) doit dévoiler prochainement de nouvelles exigences de logement pour cette main-d’œuvre. Celui-ci refuse de dire quand elles seront publiées, mais Le Devoir a obtenu copie des suggestions soumises l’automne dernier tant aux associations d’employeurs qu’à celles de travailleurs. Le document de consultation d’EDSC contenait ainsi une discussion à propos «de nouvelles approches qui respecteraient les objectifs de santé publique», notamment en ce qui a trait aux lits superposés, y lit-on.

La pandémie a forcé les entités gouvernementales, dont l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), à prendre acte que les normes minimales de logement pour ces travailleurs ne permettent pas de respecter la distanciation recommandée. La norme est actuellement de 45 centimètres entre chaque lit — moins d’un bras de distance — plutôt que deux mètres.

L’INSPQ a donc recommandé certains aménagements en 2021 pour freiner les possibilités d’infection dans les fermes, dont une réduction du nombre de travailleurs par chambre et neuf mètres carrés d’espace personnel. Ces recommandations ne sont pas permanentes, et à long terme, l’une des principales pierres d’achoppement entre employeurs, gouvernements et travailleurs, reste l’interdiction ou non des lits superposés.

Doubler l’espace

Environ la moitié des travailleurs dorment dans ce type de lit chaque année, évalue Jocelyn St-Denis, directeur général de l’Association des producteurs maraîchers du Québec (APMQ). «Oui, les producteurs sont prêts à faire du chemin, mais il ne faut pas qu’à court terme, ça réduise la capacité des employeurs à loger leurs travailleurs», dit-il.

Il estime que 4000 espaces supplémentaires pour dormir seraient nécessaires pour se plier à cette norme si elle entrait en vigueur. «Dans certains endroits, il faudrait doubler l’espace demain matin. Vous imaginez les investissements… »

Cette exigence apporterait en outre, selon lui, de nombreuses modifications aux permis locatifs et aux règlements d’infrastructures, sans compter des permis de construction parfois très longs à obtenir sur des terres agricoles protégées. «Certaines normes municipales, de fosses septiques par exemple, considèrent non pas le nombre de personnes, mais le nombre de pieds carrés.»

L’Union des producteurs agricoles demande donc une «clause grand-père» dans les exigences à venir pour reconnaître un droit acquis sur les bâtiments existants et un délai de cinq à quinze ans pour se conformer, note M. St-Denis.

De leur côté, les travailleurs penchent en grande majorité en faveur d’une interdiction. Ce sont 85% de ceux sondés par le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ), l’automne dernier, qui disent préférer dormir dans un lit à une place plutôt que superposé.

«Nous proposons de donner trois ans aux employeurs pour s’ajuster», expose Michel Pilon, directeur général du RATTMAQ. Des 675 travailleurs qui ont participé au sondage de ce réseau, plus du tiers comptaient 6 à 10 personnes dans un même logement, et 20% jusqu’à 20 personnes. Parmi ce bassin de répondants, 74% aimeraient partager une chambre à coucher avec deux personnes ou moins.

Des disparités

Les lits superposés sont prohibés depuis 40 ans dans des types de logements très similaires au Québec. Les campements permanents ou temporaires pour des travaux forestiers, miniers, de barrages ou autres n’en permettent pas l’utilisation, est-il inscrit dans le Règlement sur les conditions sanitaires des campements industriels de 1981.

Comment justifier cette différence? «Je n’ai aucune explication sur cette différence de traitement. La caractéristique commune à ces travailleurs est d’être entassés sur eux-mêmes et d’être loin de chez eux», relève Martin Gallié, professeur de droit à l’UQAM et auteur de l’une des études les plus exhaustives sur le sujet des logements de cette main-d’œuvre. Il rappelle que c’est l’employeur qui fournit les habitations dans l’écrasante majorité des cas.

«Depuis que j’ai fait cette étude, je ne peux plus me promener dans la campagne québécoise de la même façon», dit-il, en évoquant la surpopulation, mais aussi l’insalubrité de certains endroits.

Les autres normes minimales actuelles sont également basses, disent des associations de travailleurs depuis plusieurs années : une toilette et une douche pour dix travailleurs, et un réfrigérateur pour six.

«C’est certain que les travailleurs ne vivent pas dans des logements comme vous et moi, mais il faut rappeler qu’ils viennent pour une courte période», fait valoir Jocelyn St-Denis, de l’APMQ.

Au Québec, les travailleurs agricoles viennent principalement du Mexique et du Guatemala à travers deux voies distinctes d’immigration temporaire. Si certains travailleurs sont «saisonniers» avec des contrats d’un maximum de huit mois, ils sont de plus en plus nombreux à travailler à longueur d’année, par exemple dans des serres, avec des contrats allant jusqu’à deux ans. Ils forment au moins 30% de la main-d’œuvre agricole du Québec, selon une récente analyse de Statistique Canada.

EDSC n’est pas en mesure de préciser à partir de quels standards les normes minimales actuelles ont été élaborées ni pourquoi elles diffèrent du règlement applicable à tous les autres logements de travailleurs, du moins au Québec.

Qui fait quoi?

Il semble également y avoir confusion quant à qui inspecte les logements des travailleurs. Ce ministère fédéral édicte les normes, mais les mises en œuvre «sont des responsabilités provinciales et territoriales», dit-il. Questionné à cet effet, le ministère québécois de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) répond plutôt que c’est à EDSC «de vérifier si ces normes sont respectées».

Sur le terrain, Julio Lara constate plutôt que ce sont des inspecteurs privés ou encore embauchés par la municipalité qui effectuent ce travail. Il est représentant du syndicat des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) et en a vu «de toutes les couleurs» en matière de logement.

Il note tout de même une certaine volonté d’amélioration dans les dernières années. «Notre priorité est aussi d’imposer que les logements soient [bâtis] sur un endroit aptes à les recevoir. Pas dans un marécage, pas en haut de la fosse septique, pas juste à côté des produits chimiques pour épandre dans les champs, on va prioriser la santé des salariés», martèle-t-il.

Michel Pilon, du RATTMAQ, considère que toutes les normes sur le milieu de vie sont des «occasions de faire mieux». Le sondage, mené par son organisme, a été remis à EDSC, qui dit avoir communiqué avec 14 autres organismes de soutien aux travailleurs migrants, mais sans contact direct avec eux durant leur consultation.

Dans les autres commentaires des travailleurs au RATTMAQ, on apprend notamment que les inspections ne s’effectuent pas dans l’ensemble des habitations, que certains logements n’ont pas de chauffage au mois d’octobre ou de novembre, et même que des caméras de surveillance guettent les allées et venues à au moins un endroit.

La Presse Canadienne