De la rupture à la mémoire

Une page d’histoire se tourne pour plusieurs citoyens de Victoriaville. L’église Saints-Martyrs-Canadiens sera désacralisée, il n’y aura plus d’activité de culte dans ce lieu. Or, c’est pour cette fin, le culte, que cet édifice (coté exceptionnel dans l’Inventaire des lieux de culte du Québec) a été construit. Devant ce fait, plusieurs réactions sont audibles allant du «bon débarras» au «c’est scandaleux». Il faut se rendre à l’évidence, les paroisses ne peuvent plus rationnellement conserver de tels édifices.

Outre le fait qu’il y ait moins de pratique religieuse s’exprimant par le culte, l’Église est en pleine transformation passant d’un modèle de chrétienté dans une société à majorité chrétienne à une communauté de personnes vivant leur foi dans une société sécularisée et pluraliste. Cela nous pose une question collective : comment allons-nous continuer à transmettre ce patrimoine aux prochaines générations?

Pour ma part, je fréquente l’église Saints-Martyrs-Canadiens comme organiste depuis 2000. En 16 ans, j’ai vécu plusieurs centaines de célébrations avec la communauté se réunissant dans ce lieu. Le dimanche 13 novembre, en sortant de l’église, je me disais que c’était la dernière fois, un dimanche matin, que je faisais ce geste, un sentiment étrange m’habitait, semblable à celui que l’on ressent à la mort d’un proche. Nous sommes des êtres matériels, qui habitons physiquement dans un milieu et nous y vivons des expériences. L’on peut intellectualiser et se dire qu’un bâtiment n’est que pierre et superficialité. Mais l’on ne peut pas me faire croire que ce qui s’y est vécu est superficiel. Tant de mariages, de baptêmes, de funérailles qui restent à jamais gravés dans la mémoire des personnes comme des moments marquants d’une existence.

Le sociologue Mathieu Bock-Côté, lors d’une conférence, disait que l’homme moderne considère souvent l’histoire comme débutant avec sa date de naissance. Les églises de nos villes et villages nous rappellent, dans une ère du tout jetable, que la durée existe. Ces édifices ont été construits pour durer, pour traverser le temps et nous le faire traverser avec eux. Ce symbole bien visible physiquement, parsemé à la grandeur du territoire québécois nous rappelle sans cesse quelque chose de notre passé collectif. Parfois nous voudrions bien le rejeter, cultivant le mythe de la grande noirceur. Si tout avait été si noir avant les années ’60, serions-nous là où nous sommes maintenant? Nous entretenons parfois un rapport honteux avec l’histoire, les églises de nos villes nous rappellent notre devoir de mémoire.

Du côté de l’Église (en termes d’institution), un autre type de rapport la lie à ce patrimoine bâti. Alors que le Concile Vatican II ouvrait les portes, dans les années ’60, à un nouveau type d’ecclésiologie, plus portée vers la communauté, la mission, le dialogue, les lieux de cultes représentent souvent la mémoire d’une figure d’Église en train de disparaître. L’Église, comme propriétaire de la majorité des lieux de culte, ne peut à elle seule assurer la préservation de ces lieux. Premièrement, ils répondent de moins en moins aux besoins de la communauté chrétienne et deuxièmement parce que les ressources financières nécessaires à leur maintien ne sont pas disponibles. Si le peuple québécois entretient un rapport parfois honteux face à son passé, l’Église, elle aussi regarde ces églises représentant une forme d’organisation ecclésiale en train de se transformer profondément.

Devant ces ruptures sociales et ecclésiales comment apprendre à lire le sens de cet héritage culturel et spirituel dont les églises gardent la mémoire? Ces clochers, posés ici et là, ne seraient-ils pas des rappels de nos racines, des invitations à regarder plus loin que notre date de naissance et découvrir la profondeur de ce qui nous porte à avancer aussi bien comme individu que comme société? Certains pourront me qualifier de nostalgique. Est-ce que faire table rase continuellement et tout recommencer, comme si rien n’avait été avant nous, peut donner un enracinement à notre avenir? La nécessité de conservation des églises dans notre paysage, outre sa valeur architecturale justifiable, se voit également amplifiée par le témoignage de sens que ces monuments incarnent. Le sens d’un lieu dans une communauté dépasse largement une dimension uniquement matérielle, il annonce des liens sociaux, il suggère une capacité de créativité collective, de pérennité et de mobilisation citoyenne. Je salue en ce sens la direction du cégep de Victoriaville, qui transmet le patrimoine au début de chaque année avec les étudiants, en sonnant la cloche du Collège de Victoriaville, faisant vivre à ces jeunes un enracinement dans l’histoire de ce lieu.

Je souhaite que les deux flèches de l’église Saints-Martyrs-Canadiens, peu importe la nouvelle vocation qu’aura ce lieu, demeurent ce rappel de valeureux bâtisseurs qui nous disent, encore aujourd’hui, par ce rappel physique dans notre environnement urbain, qu’il faut parfois cesser de regarder le bout de nos chaussures pour se donner l’occasion de lever les yeux et regarder plus loin que nous.

Martin Yelle

Doctorant en théologie pratique