Le génocide arménien… de triste et de douloureuse mémoire

VICTORIAVILLE. Le centenaire du génocide arménien a des échos douloureux jusqu’ici, à Victoriaville, là où vit Jean Sabri depuis une quarantaine d’années. Où a aussi vécu sa mère, Vartiter Meguerditchian décédée en 1997. Voilà 100 ans, en 1915, elle a été déportée avec toute sa famille. Au cours de sa longue marche de 1000 kilomètres qui l’a menée de sa patrie d’Erzouroum à Mardin, elle y a perdu son père et sa mère… son frère qu’elle n’a retrouvé que des années plus tard.

Né en Syrie, prof de philosophie à la retraite, héritier des angoisses de sa mère, probablement de sa force et de son courage aussi, Jean Sabri a écrit son histoire à elle… et de quelques membres de sa famille.

L’homme de 72 ans a, comme il dit, l’arbre généalogique bien trop court.

Cet ouvrage d’un peu plus de 260 pages – qu’il n’a pas édité – il l’a écrit, dit-il, par devoir de mémoire, pour exorciser ses propres peurs.

Sa mère, Arménienne d’origine, avait 11 ans lorsque, en juin 1915, elle doit quitter son lieu de naissance. Avec d’autres Arméniens, ils forment un groupe d’au moins 2000 personnes.

Le choix de Garabed

Vartiter est toute petite pour son âge. «Elle avait l’air d’une enfant de 8 ans», raconte M. Sabri. C’est probablement ce qui lui a sauvé la vie… et la virginité.

Au fur et à mesure que la caravane avance, elle s’étiole, des gens disparaissent. Les hommes surtout.

Jean Sabri, enfant, questionne sa mère en lui demandant où est son papa à elle. Et Vartiter répond à son fils qu’elle l’a vu flotter sur la rivière, que les animaux l’ont mangé… «Que les pires animaux ne sont pas ceux qui l’ont mangé, mais ceux qui l’ont tué», racontait-elle à Jean, l’un de ses trois fils.

Ce n’était là qu’un pan de sa terrible histoire.

Parce qu’il y en a d’autres dans la vie de Vartiter. Ce jour où, après la mort de son père, elle doit quitter sa mère. Un marchand de charbon musulman propose de dissimuler des enfants dans les sacs que porte sa mule pour les conduire à l’orphelinat de Mardin, tenu par des religieuses américaines.

On a lu et vu Le choix de Sophie. Il y a aussi eu celui de Garabed, la mère de Vartiter, qui a ainsi choisi de l’abandonner pour lui sauver la vie. La fillette avait 11 ans lorsqu’elle est entrée à l’orphelinat… elle qui, pourtant, avait encore une mère. Elle ne l’a jamais revue. Ce sont ses tantes qui l’ayant retrouvée des années plus tard lui ont dit qu’elle était décédée à Mossoul en Irak.

«Ma mère fut pour moi un exemple de détermination et de courage pour affronter la vie, en luttant continuellement, dans ses années de jeunesse, contre la dépression et les sentiments négatifs qui accompagnent l’abandon qu’elle a vécu. Malgré sa joie de vivre et sa confiance inébranlable à pouvoir surmonter les obstacles, il n’empêche que l’angoisse de la perte et les craintes de la répétition de l’Histoire marquèrent l’éducation qu’elle a inculquée à ses enfants. (…) Elle a dû abandonner sa mère à la demande de celle-ci à l’âge de 11 ans. J’ai quitté la mienne à 10 ans pour le petit séminaire, envieux d’imiter mon grand frère qui étudiait à Jounié, au Liban. Elle a subi la vie de l’orphelinat, j’ai vécu la séparation affective au séminaire. La ressemblance s’arrête là. C’est donc en quelque sorte son histoire, à travers mon regard, sur une période noire de l’histoire de l’Arménie martyre, que vous partagerez, et c’est par devoir de mémoire et un désir de legs à mes enfants et amis que je l’ai racontée», écrit Jean Sabri, s’adressant entre autres à ses deux filles.

Sa mère a vécu tout ce qui lui restait d’enfance et son adolescence à l’orphelinat. Y enseigne un Arménien né à Mardin, Yacoub Boghos. Il a, avec son frère, survécu aux massacres, peut-être par les accointances que sa mère a avec les Kurdes qui apprécient la boisson de son alambic. L’orphelinat va bientôt fermer. La mère de Yacoub voulant lui trouver une nouvelle épouse s’adresse aux religieuses. La jeune Vartiter accepte l’invitation de la dame, ne comprenant pas tout de suite que l’offre est en fait une proposition de mariage avec Yacoub Boghos (1893-1955). Ils se marient en 1922.

Installé à Alep en Syrie, le couple n’aura que trois fils, dont Jean, malgré les onze grossesses de Vartiter. Elle ne renonçait pas à la maternité. «Il y a toujours un avenir», disait-elle. Elle était une survivante… et elle allait le démontrer.

Amis, Arménie

Lui aussi originaire d’Alep en Syrie, de rite arménien catholique, Abdalla Ghazal assiste et participe à l’entrevue qu’accorde Jean Sabri. Par solidarité. Il connaît bien l’histoire de son ami, a aussi connu sa mère tant lorsqu’elle vivait à Alep qu’à Victoriaville où il lui rendait visite. Il se souvient de la femme forte qu’elle était, ne parlant qu’arabe, ne sachant que quelques mots de français «Bonjour», «Bonsoir», «Je m’en fous!». Les deux hommes se côtoient depuis qu’en 1968, ils se sont entendus parler arabe sur le trottoir devant le théâtre Victoria (disparu de la rue Carignan). Ils ont tous deux enseigné au cégep de Victoriaville. C’est même Abdalla qui a présenté à Jean celle qui allait devenir l’amour de sa vie, Dolorès Côté.

Le prof de biologie à la retraite partage les vues de son ami Sabri. «On ne parle pas ici du génocide arménien. Comme si cela n’existait pas. On ne parle que de l’Holocauste.»

Comme d’autres, Jean Sabri souhaiterait que la Turquie reconnaisse le génocide arménien… ce «qui permettrait de rendre justice et de faire le deuil».

«Des 3 millions d’Arméniens qui vivaient en Turquie au début de la guerre, il n’en restait que 200 000 à la fin, dit Jean Sabri. Beaucoup ont été déportés, d’autres ont fui, mais on sait qu’au moins 1 500 000 Arméniens sont morts.»

Il poursuit en disant que le génocide arménien a été le premier du XXe siècle. D’autres «folies d’épuration» ont eu lieu par la suite. «Il y a eu les Juifs, les Palestiniens, les Africains. Cela n’arrête pas…»

L’Arménie est bien pauvre, toujours enclavée, malheureusement située sur la route du pétrole, remarquent les deux Syriens d’origine. «Mais elle est riche en mémoire», observe Jean Sabri… qui contribue à l’entretenir et à la chérir.